C’était l’un de ces après-midi où le travail n’est que
formalité, avec votre corps en un endroit donné tandis que votre cœur est ailleurs.
Le port de Matadi était à cinq minutes à peine de mon bureau ; je m’y
rendis donc " juste pour évacuer un bateau", me
promettant de retourner le plus vite que possible. Une fois sur place, je fis
un tour rapide jusqu’à la poupe du bateau, passant entre les piles de centaines
de containers superposés. C’est en revenant que j’entendis un bruit familier.
Un bruit sec et répétitif, comme le son d’un marteau contre
un objet métallique. D’abord je m’arrêtais, sans bouger. Il reprit puis s’arrêta.
Ensuite j’entendis le son habituel d’une toux sèche qu’on cherchait à contenir
sans toutefois y parvenir. C’est alors que je revins sur mes pas, pour passer
entre une dizaine de containers. Ce que je vis m’étonnait : un trou d’environ
30 cm2 dans un container ! Je n’avais pas de doute :
quelqu’un était à l’intérieur car j’avais moi-même embarqué ces containers la
veille, et aucun d’eux n’avait une avarie de ce genre.
Je m’approchais avec précaution, ne sachant sur qui j’allais
tomber. Mais impossible de voir quoique
ce soit : l’intérieur était très sombre et il y faisait très chaud. Mais
quand mes yeux s’habituèrent à la pénombre, je vis quelqu’un assis sur des
tissus, deux bidons jaunes à ses côtés et un sac en raphia plein. C’était "la trousse" habituelle du
clandestin sur le bateau de haute mer: suffisamment d’eau, des biscuits et
du chikwange à manger. Ce "quelqu’un" n’était qu’un jeune
garçon, entre 13 et 15 ans, mince, au teint sombre, écarquillant deux petits
yeux, tout en sueur, torse nu et nullement intimidé par ma présence.
En habitué des bateaux, je m’attendis à ce qu’il se morfonde
en pleurs et qu’il me supplie de le laisser "tenter sa chance". Le jeune homme en face de moi n’était pas
de ce genre : il me regardait avec arrogance, presqu’avec dédain, le
menton haut.
"Qu’est-ce
qu’il y a encore?" dit-il. Surpris
par sa réaction, je me tus, le fixant d’un œil sévère.
"Vas-y non ? Qu’est-ce que tu attends
pour me mettre dehors, hein ?" D’abord je croyais ne pas avoir
bien entendu. Comme s’il lisait mes pensées, il répéta :
"Tu attends
quoi ? Tu es ici pour me mettre dehors : me voici non ?" Il
poussait sa poitrine en avant comme s’il s’offrait à moi afin que je l’amène à
terre. "Qu’attends-tu pour le faire?" dit-il encore,
faisant une moue.
Curieusement, tant d’audace et de provocation dans la
voix et le geste, au lieu de me mettre en colère, me fascinèrent plutôt. Parmi
les langues parlées au Congo, le Lingala est la langue connue pour ne pas
disposer de beaucoup de formules de politesse. Mais ce jeune homme appuyait son
impolitesse par des gestes qui me laissaient sans voix, au point que j’étais partagé
entre l’indignation et l’étonnement. Je me trouvais bien sur mon lieu de
travail mais ce jeune homme me donnait l’impression d’avoir violé son
domicile à lui !
Plutôt que de répondre à sa provocation, je lui dis sur un ton paternel :
"Ne sais-tu pas que tu t’en vas vers
une mort certaine ? Ne sais-tu pas que ce container peut devenir ton
cercueil et que tu as peu de chance d’arriver là où tu rêves d’aller ?"
"Du vent,
tout ça !" répondit-il. "Moi ?
Mourir dans ce container? " Il se mit à le regarder dans tous les
coins et recoins, comme s’il n’avait jamais envisagé pareille éventualité.
Ensuite il ajouta : "Tant pis
pour moi : vivre dans ce pays c’est mourir chaque jour ! Alors, à
quoi bon s’en inquiéter ?"
J’étais là pour le faire sortir, mais je me surpris en
train d’admirer sa maturité et son obstination pour un garçon de son âge.
"Quel est
ton nom ?" lui demandais-je.
"Tofla".
Il souriait timidement. Enfin, il parlait comme un garçon "normal", presqu’avec politesse.
Mais aussitôt il dit : "Pourquoi demandes-tu mon nom ? Que vas-tu faire avec ? "
Il me fixait d’un air d’un faux dur, presque menaçant.
"C’est moi
qui poses des questions, pas toi." Je le lui dis d’un ton ferme, qui
n’autorisait pas de réplique. Je
voulais reprendre l’initiative. Cependant,
dans mon for intérieur, je fournissais un gros effort pour qu’il ne lise pas
mon admiration pour lui. Aussi mon visage restait-il renfrogné.
"Ton père
est-il au courant ?"
"Qui ?
Mon père ? Je ne l’ai jamais connu, celui-là. Je vis avec ma mère. Elle est malade tout le temps, et je pars pour
pouvoir l’aider plus tard." Il parlait avec l’assurance d’un voyageur
qui avait payé son billet et n’attendait que le coup du départ. Il était si désinvolte
comme si nous étions sur la terre ferme et non sur un navire où il se trouvait
en situation litigieuse qui pouvait voir s’effondrer d'un moment à l'autre comme un château des
cartes son rêve de "s’en aller"…
"Puisque ta mère
est malade, n’aurait-elle pas peut-être
besoin de toi ?"
"Mes mains que
voici vont-elles l’aider ?" Et il brandissait ses deux petites
mains aux ongles longs sales. "Va-t-elle
manger mes mains ? Je n'ai ni travail ni argent". Il se tut et, après
un soupir il dit : "Je veux être
loin d’ici, je veux être loin d’elle. Dès que j’arrive là-bas, je ferais tout
pour lui envoyer de l’argent et alors seulement elle se sentira bien".
J’avais face à moi un garçon qui était armé d’une telle
détermination qu'il aurait, selon l'adage, "accroché ses rêves aux étoiles". Il ne fallait pas compter sur moi pour interrompre son rêve. Il était moitié enfant
de rue moitié adulte. Les difficultés de la vie lui avaient sans doute dérobé son enfance. Je décidais de me garder
de lui demander de quoi souffrait sa mère, de peur que je ne me trouve chargé
d’un poids moral que je ne saurais résoudre.
Je ne me souviens plus comment je me suis arraché de
lui ni même comment ma conversation avec lui n’avait pas attiré l’attention du
capitaine du navire, ni celle des services d’immigration. Ce dont je me souviens par
contre, c’est que je me suis trouvé avec des yeux pleins de larmes, sans trop
savoir s’il fallait que je l’aide en fermant les yeux sur sa présence ou que je le plaigne. Néanmoins j’étais sûr d’une
chose : je devais jouer au "ni
vu ni connu" avec cet audacieux garçon…
Tandis que le navire disparaissait de ma vue avec Tofla
à son bord, je me demandais quand même si j’avais bien fait de le laisser vivre
son rêve. Aujourd’hui, presque quinze ans après, il m’arrive encore d’avoir des
sueurs froides quand je pense à son obstination, à sa témérité, à son audace et
à son courage. Etait-il arrivé au bout de son voyage ? Avait-il réussi à
aider sa mère malade, ou bien son rêve n’a-t-il duré que ce que dure neige au soleil ?
Mais le saurais-je jamais?
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