jeudi 3 avril 2014

Tofla, le jeune clandestin sur le bateau de haute mer (2)





C’était l’un de ces après-midi où le travail n’est que formalité, avec votre corps en un endroit donné tandis que votre cœur est ailleurs. Le port de Matadi était à cinq minutes à peine de mon bureau ; je m’y rendis donc " juste pour évacuer un bateau", me promettant de retourner le plus vite que possible. Une fois sur place, je fis un tour rapide jusqu’à la poupe du bateau, passant entre les piles de centaines de containers superposés. C’est en revenant que j’entendis un bruit familier.

Un bruit sec et répétitif, comme le son d’un marteau contre un objet métallique. D’abord je m’arrêtais, sans bouger. Il reprit puis s’arrêta. Ensuite j’entendis le son habituel d’une toux sèche qu’on cherchait à contenir sans toutefois y parvenir. C’est alors que je revins sur mes pas, pour passer entre une dizaine de containers. Ce que je vis m’étonnait : un trou d’environ 30 cm2 dans un container ! Je n’avais pas de doute : quelqu’un était à l’intérieur car j’avais moi-même embarqué ces containers la veille, et aucun d’eux n’avait une avarie de ce genre.

 
Je m’approchais avec précaution, ne sachant sur qui j’allais tomber.  Mais impossible de voir quoique ce soit : l’intérieur était très sombre et il y faisait très chaud. Mais quand mes yeux s’habituèrent à la pénombre, je vis quelqu’un assis sur des tissus, deux bidons jaunes à ses côtés et un sac en raphia plein. C’était "la trousse" habituelle du clandestin sur le bateau de haute mer: suffisamment d’eau, des biscuits et du chikwange à manger. Ce "quelqu’un" n’était qu’un jeune garçon, entre 13 et 15 ans, mince, au teint sombre, écarquillant deux petits yeux, tout en sueur, torse nu et nullement intimidé par ma présence.

En habitué des bateaux, je m’attendis à ce qu’il se morfonde en pleurs et qu’il me supplie de le laisser "tenter sa chance". Le jeune homme en face de moi n’était pas de ce genre : il me regardait avec arrogance, presqu’avec dédain, le menton haut.

"Qu’est-ce qu’il y a encore?" dit-il. Surpris par sa réaction, je me tus, le fixant d’un œil sévère.

 "Vas-y non ? Qu’est-ce que tu attends pour me mettre dehors, hein ?" D’abord je croyais ne pas avoir bien entendu. Comme s’il lisait mes pensées, il répéta :

"Tu attends quoi ? Tu es ici pour me mettre dehors : me voici non ?" Il poussait sa poitrine en avant comme s’il s’offrait à moi afin que je l’amène à terre. "Qu’attends-tu pour le faire?" dit-il encore, faisant une moue.

Curieusement, tant d’audace et de provocation dans la voix et le geste, au lieu de me mettre en colère, me fascinèrent plutôt. Parmi les langues parlées au Congo, le Lingala est la langue connue pour ne pas disposer de beaucoup de formules de politesse. Mais ce jeune homme appuyait son impolitesse par des gestes qui me laissaient sans voix, au point que j’étais partagé entre l’indignation et l’étonnement. Je me trouvais bien sur mon lieu de travail mais ce jeune homme me donnait l’impression d’avoir violé son domicile  à lui !

Plutôt que de répondre à sa provocation, je lui dis sur un ton paternel : "Ne sais-tu pas que tu t’en vas vers une mort certaine ? Ne sais-tu pas que ce container peut devenir ton cercueil et que tu as peu de chance d’arriver là où tu rêves d’aller ?"

"Du vent, tout ça !" répondit-il. "Moi ? Mourir dans ce container? " Il se mit à le regarder dans tous les coins et recoins, comme s’il n’avait jamais envisagé pareille éventualité. Ensuite il ajouta : "Tant pis pour moi : vivre dans ce pays c’est mourir chaque jour ! Alors, à quoi bon s’en inquiéter ?"

J’étais là pour le faire sortir, mais je me surpris en train d’admirer sa maturité et son obstination pour un garçon de son âge.

"Quel est ton nom ?" lui demandais-je.

"Tofla". Il souriait timidement. Enfin, il parlait comme un garçon "normal", presqu’avec politesse.

Mais aussitôt il dit : "Pourquoi demandes-tu mon nom ? Que vas-tu faire avec ? " Il me fixait d’un air d’un faux dur, presque menaçant.

"C’est moi qui poses des questions, pas toi." Je le lui dis d’un ton ferme, qui n’autorisait pas de réplique. Je voulais reprendre l’initiative. Cependant, dans mon for intérieur, je fournissais un gros effort pour qu’il ne lise pas mon admiration pour lui. Aussi mon visage restait-il renfrogné.

"Ton père est-il au courant ?"

"Qui ? Mon père ? Je ne l’ai jamais connu, celui-là. Je vis avec ma mère. Elle est malade tout le temps, et je pars pour pouvoir l’aider plus tard." Il parlait avec l’assurance d’un voyageur qui avait payé son billet et n’attendait que le coup du départ. Il était si désinvolte comme si nous étions sur la terre ferme et non sur un navire où il se trouvait en situation litigieuse qui pouvait voir s’effondrer d'un moment à l'autre comme un château des cartes son rêve de "s’en aller"…

"Puisque ta mère  est malade, n’aurait-elle pas peut-être besoin de toi ?"

"Mes mains que voici vont-elles l’aider ?" Et il brandissait ses deux petites mains aux ongles longs sales. "Va-t-elle manger mes mains ? Je  n'ai ni travail ni argent". Il se tut et, après un soupir il dit : "Je veux être loin d’ici, je veux être loin d’elle. Dès que j’arrive là-bas, je ferais tout pour lui envoyer de l’argent et alors seulement elle se sentira bien".

 
J’avais face à moi un garçon qui était armé d’une telle détermination qu'il aurait, selon l'adage, "accroché ses rêves aux étoiles". Il ne fallait pas compter sur moi pour interrompre son rêve. Il était moitié enfant de rue moitié adulte. Les difficultés de la vie lui avaient sans doute  dérobé son enfance. Je décidais de me garder de lui demander de quoi souffrait sa mère, de peur que je ne me trouve chargé d’un poids moral que je ne saurais résoudre.

Je ne me souviens plus comment je me suis arraché de lui ni même comment ma conversation avec lui n’avait pas attiré l’attention du capitaine du navire, ni celle des services d’immigration. Ce dont je me souviens par contre, c’est que je me suis trouvé avec des yeux pleins de larmes, sans trop savoir s’il fallait que je l’aide en fermant les yeux sur sa présence ou  que je le plaigne. Néanmoins j’étais sûr d’une chose : je devais jouer au "ni vu ni connu" avec cet audacieux garçon…

Tandis que le navire disparaissait de ma vue avec Tofla à son bord, je me demandais quand même si j’avais bien fait de le laisser vivre son rêve. Aujourd’hui, presque quinze ans après, il m’arrive encore d’avoir des sueurs froides quand je pense à son obstination, à sa témérité, à son audace et à son courage. Etait-il arrivé au bout de son voyage ? Avait-il réussi à aider sa mère malade, ou bien son rêve n’a-t-il duré que ce que dure neige au soleil ? Mais le saurais-je jamais?

 

 

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