Embarquez
avec moi dans l’un de ces bus en circulation sur les routes de Kinshasa et vous
vous en souviendrez longtemps après en être descendu.
D’abord
cette attente, longue et interminable au point que l’on se trouve
partagé entre l’envie de tout remettre ou d’y aller autrement, comme ce
beau jour où, lassé d’attendre pendant près d’une heure un hypothétique
bus à l’arrêt de Matete et de me faire attendre à un rendez-vous ferme au
centre-ville, je décidai de trotter et cela me prit environ … trois heures de
marche sur un parcours d’une vingtaine de minutes en bus et une dizaine de
kilomètres de long ! Mais aujourd’hui le cœur n’y est pas du tout. Le ciel
est lourd et la météo s’annonce tout sauf clémente. Et ces jambes déjà
fatiguées de guetter un moyen de transport pendant de si longues minutes n’en
peuvent pas et crient en silence leur détresse …
"
Matete-Wenze ! " ! " Matete-Wenze ! " Ces
cris répétitifs sont ceux du receveur faisant appel aux
clients de venir embarquer à bord de son minibus qui vient à
peine de stopper à l’arrêt de la commune de Matete dans un
crépissement strident des pneus, manquant de peu de faucher un passant. Mais
a-t-il vraiment besoin d’ameuter les clients quand la chaussée est noire de
monde, les uns et les autres n’ayant qu’une seule pensée en tête : quitter
au plus tôt cet endroit après y avoir trainé pendant ce qui nous a semblé une
éternité ? Sans doute le fait-il par habitude ou juste par
provocation afin de narguer ces hommes et femmes déjà frustrés par
l’attente.
Ensuite
cet embarquement lorsque les portières du taxi-bus s’ouvrent enfin. Une
ruée plutôt. Pour prendre place à bord de ce bus dont les tôles rouillées lui
prédisent une mort proche. Nul d’entre nous n’a de doute : nous
sommes sûrs d’atteindre notre destination dans moins de trente minutes. Jeu de
coudes. Bousculades. L’objectif est d’y trouver une place assise. Et nous voilà
coincés les uns aux autres à cinq par banc pour des sièges initialement prévus
pour … trois. Personne d’ailleurs ne semble s’en plaindre. Au contraire, nous
nous estimons chanceux, beaucoup d’autres n’ont pu trouver une place et Dieu
sait combien de temps passera avant qu’ils n’en trouvent. Pour rien au monde,
je ne voudrais pas être à leur place.
Nous
n’avons pas le choix. Ici, on fait avec. Le jeune chauffeur cache ses yeux
derrière des lunettes de soleil noires mais sa voix rauque révèle bien qu’il
est un de ces "tokoto", comme on nomme les toxicomanes
de Matete, l’une des municipalités et quartiers ‘chauds’ de Kinshasa, capitale
de la RDC. Ses locks et boucles d’oreilles l’accusent aussi.
Imperturbable, il avait prévenu, le regard ailleurs : " ici,
on se met à cinq par banc; et si cela ne vous arrange pas, il est temps d’aller
chercher ailleurs ". A l’instar de Luanda en Angola, le transport
public est aux mains des privés à Kinshasa, les sociétés étatiques STK,
OTCZ et SOTRAZ ont disparu plusieurs années auparavant, la mauvaise gestion et
l’état des routes ayant fait leur effet habituel dans cette ville immense
d’environ 7 millions d’âmes. Le seul choix à faire est de se
résigner, le cœur en berne. Je jette l’œil par-dessus bord et aucun autre bus
ne s’annonce.
D’ailleurs
nul ne semble s’en émouvoir. C’est du déjà-vu. Ce drôle de jeu de
cache-cache entre les chauffeurs et les passagers se joue au quotidien :
le matin au départ de Matete et le soir, à partir de Zando, le marché
central, point de convergence de la plupart de circuits de transports
kinois (habitant de Kinshasa). Il n y a pas que les sièges qui sont pris
d’assaut. Le moindre espace est occupé : le parechoc ainsi que l’entrée.
Certains, s’y sont littéralement agglutinés, inconscients des risques
d’accident, voulant arriver à leur lieu de travail à n’importe quel prix.
L’atmosphère est irrespirable : beaucoup transpirent déjà. Philosophe, un
voisin constate, agacé: " nous ne sommes que de la marchandise
", en martelant le dernier mot. Et voilà que notre véhicule démarre
enfin…
Déjà,
avec soulagement, j’aperçois l’Echangeur de Limété, monument en
l’honneur de Patrice Lumumba, qui défile à ma gauche. Nous nous engageons
bientôt sur le Boulevard qui porte le même nom. Avions-nous embarqués à bord
d’une locomotive ou d’un véhicule ? Je ne sais que dire tellement ce
véhicule fume et la température en cette matinée frôle déjà les 40° à
l’intérieur ! Je suis assis au coin, serré contre la tôle qui dégage
une chaleur épouvantable, incapable de bouger. Seule l’arrivée à destination me
libérera de cette chaudière. Nous sommes sous les tropiques ici … Le taxi bus
tousse, avance, puis s’arrête et redémarre, dans un bruit assourdissant. Les
secousses nous font tanguer, nous font aller en avant et à
l’arrière, comme des musulmans en prière de vendredi. Ce manège
amuse quelques enfants qui sont à bord et ils en redemandent alors que les
adultes s’en plaignent. Ceux d’entre les passagers qui causent doivent
crier pour se faire entendre.
Ca y
est : on est pris dans un bouchon, un de ces embouteillages dont la
capitale rd congolaise a le secret. C’est à une véritable procession que se
livrent maintenant ces véhicules qui se suivent à la queue leu-leu.
Chaque instant est fait de souffrance : chaleur et retard pris sur
les activités de la journée. Et la rage qui vous prend aux tripes, et les
nerfs qui se tendent. L’angoisse de faire du sur place pendant de longues
minutes et d’être partis pour un temps inconnu.
Le jeune
chauffeur s’énerve, tempête, interpelle son collègue posté devant son
véhicule et le traite de tous les noms alors que son poursuivant direct le
blâme, lui, de traîner les pieds. Les passagers s’en mêlent. Tel s’en
prend aux gouvernements successifs du pays qui n’ont eu aucun sens
d’anticipation pour prévoir soit une ligne de métro ou soit d’autres voies de
communication afin de désengorger la ville. Un autre fulmine contre les
gendarmes " mal payés ", coupables selon lui
de stopper les chauffeurs pour leur soutirer des sous …et qui "provoquent
des embouteillages qu’ils peuvent bien éviter", poursuit-il.
Depuis environ quinze minutes qui semblent une éternité, aucun véhicule ne
bouge, nous semblons pris dans un étau. On entend au dehors un concert de
klaxons qui s’ajoute au tumulte. Atmosphère surréaliste.
Assise à
ma droite, une femme à la trentaine consommée et au teint très clair qui
contraste avec sa robe noire semble être à mille lieux de cette cacophonie
ambiante. Les yeux mi-clos et tête penchée, elle égrène son chapelet posé sur
ses cuisses. Elle porte des fines tresses en chignon qui lui donne
l’air à la fois austère et pieux. Visible sur son visage, une balafre
allant de la partie inférieure du menton jusqu’à ses pommettes. Je me surprends
à me demander ce qui a bien pu en être la cause. Une bagarre ? Une dispute
conjugale ? Un accident ou simplement une scarification ? Déjà,
je me dis que c’est de la cuisine interne, ça. Qu’importe, puisque nous portons
tous, à des degrés divers, nos propres balafres, qu’elles soient visibles
ou invisibles mais dont les traces sont cependant indélébiles. Ce sont nos
espoirs déçus, nos peines, nos appréhensions et nos échecs …
Je trompe
mon impatience en réfléchissant à l’illusion de la liberté à laquelle tant
d’entre nous tenons et que nous avons cessé de revendiquer haut et fort.
Nous voilà coincés dans ce bus telles des sardines, bloqués dans cet
embouteillage qui n’en finit pas et ce, malgré nous. Sommes-nous toujours
libres ? Au moment où enfin notre bus se dégage et que défilent en
kaléidoscope les habitations au travers de la vitre du taxi-bus, je pense à ces
habitants de ces maisons cossues de Limété, (une municipalité résidentielle que
longe le Boulevard Lumumba) qui se calfeutrent chez eux,
derrière les murs de leurs domaines qui rivalisent de hauteur d’où ils se
croient en sécurité, mais qui sont en réalité des prisonniers dans leurs
propres demeures. De leur propre chef. Sont-ils encore libres ? Souvent,
matin ou soir, nous mettons notre vie – fut-il momentanément - entre les mains
d’un chauffeur ou chauffard, c’est selon, oubliant que le trajet que nous
empruntons à ce moment-là pour nous rendre qui au travail ou faire des courses
peut être aussi notre dernier voyage si accident mortel il y a. Sommes-nous
vraiment libres ?
A
force de vouloir élever les clôtures d’habitations les unes plus
hautes que les autres, fut-ce-t-il pour raison de sécurité ou pour préserver
son intimité, la beauté de la ville y prend le coup. Kinshasa ressemble,
lorsqu’on se promène dans les quartiers de plusieurs de ses municipalités,
à une ville lugubre dépourvue de beauté, construite sans plan
architectural et d’où la plupart d’habitations ne dégagent aucune
esthétique : pas de pelouse ni des fleurs visible.
Souvent
la seule vue de la maison se résume à un mur badigeonné aux couleurs des
compagnies de téléphonie Vodacom, Celtel ou CCT rendant toute la ville
uniforme, peinte avec les mêmes inscriptions, de Binza/IPN à
Kasavubu et de Kingasani à Bandalungwa. Dire que des années
auparavant on parlait de Kin-la-belle ! Le comble est que trop de murs
rendent l’aération difficile : le soir, ils sont nombreux les kinois
qui dorment à la belle étoile, fuyant l’étouffement dans leurs maisons
qui manquent de climatisation !
Soudain,
une bouffée d’air frais me fouette le visage. C’est le Zando, le marché
central, notre arrêt de destination. Les passagers descendent en silence avec
les sentiments mitigés : soulagés d’arriver enfin à destination et déçus
d’y avoir mis autant de temps.
Chacun se
fraie un passage et s’en va dans ce brouhaha des marchands et véhicules
qui vont et viennent. Du moins momentanément on oublie (ou on feint d’oublier)
que dans la soirée, il faudra refaire le trajet. Et endurer la même peine.
Autre illusion de liberté. Zando Matete ! Zando-Matete ! C’est le
receveur, déjà au travail …
[i] Il s’agit du trajet routier
reliant Matete, l’une des 24 municipalités de Kinshasa, au plus grand marché de
la capitale congolaise, appelé Wenzé ou Zando, en lingala,
l’une des langues parlées en RDC.
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