mardi 7 janvier 2014

" Matete-Wenze ! "



Embarquez avec moi dans l’un de ces bus en circulation sur les routes de Kinshasa et vous vous en souviendrez longtemps après en être descendu. 

 

D’abord cette attente, longue et interminable  au point que  l’on se trouve partagé  entre l’envie de tout remettre ou d’y aller autrement, comme ce beau jour où, lassé d’attendre pendant près d’une heure  un hypothétique bus à l’arrêt  de Matete et de me faire attendre à un rendez-vous ferme au centre-ville, je décidai de trotter et cela me prit environ … trois heures de marche sur un parcours d’une vingtaine de minutes en bus et une dizaine de kilomètres de long ! Mais aujourd’hui le cœur n’y est pas du tout. Le ciel est lourd et la météo s’annonce tout sauf clémente. Et ces jambes déjà fatiguées de guetter un moyen de transport pendant de si longues minutes n’en peuvent pas et crient en silence leur détresse …

 


 " Matete-Wenze ! " ! " Matete-Wenze ! " Ces cris répétitifs  sont ceux du  receveur faisant  appel aux clients de venir  embarquer à  bord de son minibus qui vient à  peine de stopper  à  l’arrêt de la commune de Matete dans un crépissement strident des pneus, manquant de peu de faucher un passant. Mais a-t-il vraiment besoin d’ameuter les clients quand la chaussée est noire de monde, les uns et les autres n’ayant qu’une seule pensée en tête : quitter au plus tôt cet endroit après y avoir trainé pendant ce qui nous a semblé une éternité ?  Sans doute le fait-il par habitude ou juste  par provocation afin de narguer ces hommes et femmes déjà frustrés par  l’attente.

 


Ensuite cet embarquement lorsque les portières du  taxi-bus s’ouvrent enfin. Une ruée plutôt. Pour prendre place à bord de ce bus dont les tôles rouillées lui  prédisent une mort proche. Nul d’entre nous n’a de doute : nous sommes sûrs d’atteindre notre destination dans moins de trente minutes. Jeu de coudes. Bousculades. L’objectif est d’y trouver une place assise. Et nous voilà coincés les uns aux autres à cinq par banc pour des sièges initialement prévus pour … trois. Personne d’ailleurs ne semble s’en plaindre. Au contraire, nous nous estimons chanceux, beaucoup d’autres n’ont pu trouver une place et Dieu sait combien de temps passera avant qu’ils n’en trouvent. Pour rien au monde, je ne voudrais pas être à leur place.

 


Nous n’avons pas le choix. Ici, on fait avec. Le jeune chauffeur cache ses yeux derrière des lunettes de soleil noires mais sa voix rauque révèle bien qu’il est un de ces  "tokoto", comme on nomme les toxicomanes de Matete, l’une des municipalités et quartiers ‘chauds’ de Kinshasa, capitale de la RDC. Ses locks et boucles d’oreilles l’accusent  aussi. Imperturbable, il avait prévenu, le regard ailleurs : " ici, on se met à cinq par banc; et si cela ne vous arrange pas, il est temps d’aller chercher ailleurs ". A l’instar de Luanda en Angola, le transport public est  aux mains des privés à Kinshasa, les sociétés étatiques STK, OTCZ et SOTRAZ ont disparu plusieurs années auparavant, la mauvaise gestion et l’état des routes ayant fait leur effet habituel dans cette ville immense   d’environ 7 millions d’âmes.  Le seul choix à faire est de se résigner, le cœur en berne. Je jette l’œil par-dessus bord et aucun autre bus ne s’annonce.

 


D’ailleurs nul ne semble s’en émouvoir. C’est du déjà-vu. Ce drôle de jeu de cache-cache entre les chauffeurs et les passagers se joue au quotidien : le matin au départ de Matete et le soir, à partir de Zando, le marché central, point de convergence  de la plupart de circuits de transports  kinois (habitant de Kinshasa). Il n y a pas que les sièges qui sont pris d’assaut. Le moindre espace est occupé : le parechoc ainsi que l’entrée. Certains, s’y sont littéralement agglutinés, inconscients des risques d’accident, voulant arriver à leur lieu de travail à n’importe quel prix. L’atmosphère est irrespirable : beaucoup transpirent déjà. Philosophe, un voisin constate, agacé: " nous ne sommes que de la marchandise ", en martelant le dernier mot. Et voilà que notre véhicule  démarre enfin…

 


 Déjà, avec soulagement, j’aperçois l’Echangeur de Limété, monument en l’honneur de Patrice Lumumba, qui défile à ma gauche. Nous nous engageons bientôt sur le Boulevard qui porte le même nom. Avions-nous embarqués à bord d’une locomotive ou d’un véhicule ? Je ne sais que dire tellement ce véhicule fume et la température en cette matinée frôle déjà les 40° à l’intérieur ! Je suis assis au coin,  serré contre la tôle qui dégage une chaleur épouvantable, incapable de bouger. Seule l’arrivée à destination me libérera de cette chaudière. Nous sommes sous les tropiques ici … Le taxi bus tousse, avance, puis s’arrête et redémarre, dans un bruit assourdissant. Les secousses nous font tanguer, nous font aller en  avant et à  l’arrière, comme des musulmans en prière de vendredi.  Ce manège amuse quelques enfants qui sont à bord et ils en redemandent alors que les adultes s’en plaignent.  Ceux d’entre les passagers qui causent doivent crier pour se faire entendre.

 


Ca y est : on est pris dans un bouchon, un de ces embouteillages dont la capitale rd congolaise a le secret. C’est à une véritable procession que se livrent maintenant ces véhicules qui se suivent à la queue leu-leu.  Chaque instant est fait de souffrance : chaleur et retard pris sur les activités de la journée. Et la rage qui vous prend aux tripes,  et les nerfs qui se tendent. L’angoisse de faire du sur place pendant de longues minutes et d’être partis pour un temps inconnu.

 


Le jeune chauffeur s’énerve, tempête,  interpelle son collègue posté devant son véhicule et le traite de tous les noms alors que son poursuivant direct le blâme, lui,  de traîner les pieds. Les passagers s’en mêlent. Tel s’en prend aux gouvernements successifs du pays qui n’ont eu aucun sens d’anticipation pour prévoir soit une ligne de métro ou soit d’autres voies de communication afin de désengorger la ville. Un autre fulmine contre les gendarmes " mal payés ", coupables  selon lui  de stopper les chauffeurs pour leur soutirer des sous …et qui "provoquent des embouteillages qu’ils peuvent bien éviter", poursuit-il. Depuis environ quinze minutes qui semblent une éternité, aucun véhicule ne bouge, nous semblons pris dans un étau. On entend au dehors un concert de klaxons qui s’ajoute au tumulte. Atmosphère surréaliste.

 

 

Assise à ma droite, une femme à la trentaine consommée et au teint très clair qui contraste avec sa robe noire semble être à mille lieux de cette cacophonie ambiante. Les yeux mi-clos et tête penchée, elle égrène son chapelet posé sur ses cuisses. Elle porte des fines tresses en chignon qui lui  donne  l’air à la fois austère et pieux. Visible sur son visage, une balafre allant de la partie inférieure du menton jusqu’à ses pommettes. Je me surprends à me demander ce qui a bien pu en être la cause. Une bagarre ? Une dispute conjugale ? Un accident ou simplement une scarification ?  Déjà, je me dis que c’est de la cuisine interne, ça. Qu’importe, puisque nous portons tous, à des degrés divers, nos  propres balafres, qu’elles soient visibles ou invisibles mais dont les traces sont cependant indélébiles. Ce sont nos espoirs déçus, nos peines, nos appréhensions et nos échecs …


 

Je trompe mon impatience en réfléchissant à l’illusion de la liberté à laquelle tant d’entre nous tenons et que nous avons cessé de  revendiquer haut et fort. Nous voilà coincés dans ce bus telles des sardines, bloqués dans cet embouteillage qui n’en finit pas et ce, malgré nous. Sommes-nous toujours libres ? Au moment où enfin notre bus se dégage et que défilent en kaléidoscope les habitations au travers de la vitre du taxi-bus, je pense à ces habitants de ces maisons cossues de Limété, (une municipalité résidentielle que longe le Boulevard Lumumba)  qui se  calfeutrent chez eux,  derrière les murs de leurs domaines qui rivalisent de hauteur d’où ils se croient en sécurité, mais qui sont en réalité des  prisonniers dans leurs propres demeures. De leur propre chef. Sont-ils encore libres ? Souvent, matin ou soir, nous mettons notre vie – fut-il momentanément - entre les mains d’un chauffeur ou chauffard, c’est selon, oubliant que le trajet que nous empruntons à ce moment-là pour nous rendre qui au travail ou faire des courses peut être aussi notre dernier voyage si accident mortel il y a. Sommes-nous vraiment libres ?

 


 A force de vouloir élever  les clôtures d’habitations  les unes plus hautes que les autres, fut-ce-t-il pour raison de sécurité ou pour préserver son intimité, la beauté de la ville y prend le coup. Kinshasa ressemble, lorsqu’on se promène dans les quartiers de plusieurs de ses municipalités,  à une ville lugubre dépourvue de beauté, construite sans plan architectural et d’où la plupart d’habitations ne dégagent  aucune esthétique : pas de pelouse ni des fleurs visible.

 


Souvent la seule vue de la maison se résume à  un mur badigeonné aux couleurs des compagnies de téléphonie  Vodacom, Celtel ou CCT rendant toute la ville uniforme, peinte avec les mêmes inscriptions, de Binza/IPN à  Kasavubu  et de Kingasani à  Bandalungwa. Dire que des années auparavant on parlait de Kin-la-belle ! Le comble est que trop de murs rendent  l’aération difficile : le soir, ils sont nombreux les kinois qui dorment à  la belle étoile, fuyant l’étouffement dans leurs maisons qui manquent de climatisation !

 

Soudain, une bouffée d’air frais me fouette le visage. C’est le Zando, le marché central, notre arrêt de destination. Les passagers descendent en silence avec les sentiments mitigés : soulagés d’arriver enfin à destination et déçus d’y avoir mis autant de temps.

 

Chacun se fraie un passage  et s’en va dans ce brouhaha des marchands et véhicules qui vont et viennent. Du moins momentanément on oublie (ou on feint d’oublier) que dans la soirée, il faudra refaire le trajet. Et endurer la même peine. Autre illusion de liberté. Zando Matete ! Zando-Matete ! C’est le receveur, déjà au travail …
 




[i] Il s’agit du trajet routier reliant Matete, l’une des 24 municipalités de Kinshasa, au plus grand marché de la capitale congolaise, appelé Wenzé ou Zando, en lingala,  l’une des langues parlées en RDC.

 

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