02h00pm, l’immeuble
Grande Parade qui abrite la Bibliothèque Centrale de Cape Town ne désemplit
pas. Etudiants, chercheurs, élèves et enseignants y viennent lire, emprunter ou
remettre les livres ou autres matériels pris les jours précédents. C’est un
lieu de prédilection que je fréquente toutes les deux semaines : la
lecture figure parmi mes occupations favorites. Aujourd’hui, j’y ai passé tout
l’avant-midi.
Devenu un des
habitués des lieux, les bibliothécaires me reconnaissent facilement et s’amusent
à me poser de nombreuses questions sur mon pays ("Pourquoi vous battez-vous
souvent en RDC ?" "Y
a-t-il autant de bibliothèques là-bas qu’ici ?" "Pourquoi
avez-vous laissé Mobutu vous diriger pendant si longtemps ?" etc.). Quel
symbole que cet édifice impressionnant: en effet, c’est devant la Grande
Parade de Cape Town qu’en 1989 Nelson Mandela s’est adressé pour la première
fois au public à sa sortie de la prison de Robben Island située sur un ilot en
face de Cape Town.
Il me faut d’abord
traverser la route qui longe la Bibliothèque, emprunter une perpendiculaire et ensuite
je m’engouffre dans la station de train. C’est un vaste hall qui voit des milliers
d’usagers défiler chaque jour, les uns
aussi pressés que les autres. La station est un carrefour où des Blancs, des
Blacks, des Coloreds [métis], des émigrés
ou simples touristes vont et viennent. D’ici certains se rendent au travail, d’autres
à l’école, à l’université ; il y en a qui sont venus faire des emplettes. Le
"sightseeing" est très prisé
aussi, tellement il y a tant à voir à Cape Town. Pas étonnant qu’elle soit la première
ville touristique d’Afrique du Sud.
Dehors le
soleil est haut lorsque j’occupe mon siège dans le train de la ligne Muizenberg,
faubourg situé à l’autre bout de la ville où j’habite. Je m’assois sur la
banquette jaune caractéristique de ce MetroRail
train, à côté d’une fillette "colored" d’environ 4 ou 5 ans
qui ne cessait de gesticuler. A cette heure-là, la voiture était aux trois
quarts vide. Concentré que j’étais dans la lecture d’un essai que je venais de
retirer à la biblio, je ne pouvais pas porter mon attention sur elle.
Je sentis
quelqu’un poser sa tête sur mon épaule. C’était la fillette qui me donnait l’air
d’être fatiguée. Etant un "familyman", son geste m’émut et je lui souris
furtivement, presqu’à la sauvette. En d’autres circonstances je ne l’aurais pas
pas fait, car en Afrique du Sud un adulte qui sourit à une fillette inconnue court
le risque d’être pris pour un potentiel violeur ! J’ai personnellement vu un
jeune homme lapidé à mort simplement pour avoir été accusé " d’avoir regardé
une fillette d’une drôle de façon ! ".
En me tournant
vers elle cependant, je vis que ses mains étaient attachées à une ceinture qui
la reliait à une jeune dame assise à sa droite. C’était une jeune femme "colored"
aux cheveux noirs tires en chignon, un pantalon de même couleur et au-dessus,
elle portait un pullover blanc. Sa mère sans doute, me dis-je. Mais celle-ci tenait
sa fille en laisse, comme... un chien!
Comme c’était
bizarre et insolite ! Je me tournais vers la dame et lui demandais avec un
sourire jaune, partagé entre la surprise et l’embarras :
"
Excusez-moi, mais, heuh… pourquoi attachez-vous votre enfant ainsi ?
" je dis cela
en montrant la laisse à laquelle sa fillette était attachée.
La dame me
toisa d’abord, comme cherchant à m’identifier. Sans doute se rendit-elle compte
que je ne suis pas un des Blacks sud-africains avec lesquels les
"coloured" n’entretiennent pas
de relations amicales. De manière générale, les Blancs et les Colored sont
mieux disposés à l’égard des émigrés africains, alors que leurs compatriotes
Blacks nous méprisent " puisque les étrangers viennent prendre [leurs]
emplois".
Apparemment
rassurée, elle me dit ensuite: " Vous n’êtes pas d’ici ou quoi ?
Vous ne lisez pas les journaux, vous ? " Elle semblait étonnée de mon
étonnement. Du moins, me
rassurais-je, elle n’était pas en colère.
" Si ", lui répondis-je, lui présentant en
même temps mon exemplaire tout frais du quotidien "Cape Argus", le quotidien du soir que je venais d’acheter
quelques minutes plus tôt.
"Alors dans ce cas", continuait-elle, "
après avoir jeté un coup d’œil à mon journal, "vous devriez savoir que
Cape Town est la première ville du pays où le taux de criminalité contre les
enfants est le plus élevé, non ?". Elle avait raison. Les statistiques en cette matière font froid
au dos: en 2008, Cape Town est la ville numéro 1 du pays en matière de
criminalité.
.
" Ça, je sais ", dis-je, un peu
embarrassé de l’ennuyer avec mes questions. Mes yeux se dirigèrent alors vers
les mains attachées de sa fille. La dame vit mon geste et regarda, elle aussi,
les mains de sa fillette.
Au dehors,
nous nous approchions de la station Salt River et le " Table Mountain
", cette chaine de montagnes célèbre ressemblant à une table, et qui
constitue une des grandes attractions touristiques de la ville, resplendit.
Elle semblait être habillée de sa plus belle robe. Alors je sortis mon appareil
photo et l’immortalisa pour la énième fois, tellement je ne me rappelle pas le
nombre de fois que j’ai photographié cette montagne. Je me suis toujours demandé qu’avait-elle
de spéciale que les nombreuses montagnes de mon pays qui demeurent incognito.
Par contre, les touristes déferlent des quatre coins du monde pour admirer la "Table
Mountain" …
La mère balançait ses bras et les épaules avant de
dire : "Vous savez, c’est le prix à payer dans cette foutue ville
pour que votre enfant ne vous soit pas enlevé ou violé. Pour ma part en tout
cas, je préfère la voir ainsi, même attachée comme un chien. Je ne vais pas
quand même mettre ma confiance entre cette Police corrompue et
incompétente !". Elle prit son enfant sur ses genoux et l’embrassa,
comme pour me prouver le degré de son affection pour sa progéniture. Les
habitants de Cape Town, surtout les Blancs et les Coloured, il est vrai, ne
portent pas la leur Police dans leur cœur…
Elle le dit avec autant de force que je me sentis mal
à l’aise. "Tu es un étranger dans ce pays et l’enfant n’est à toi. De quoi
te mêles-tu ?", me dis-je silencieusement. Elle n’avait pas des
comptes à me rendre, après tout…
" Euh…", dis aussitôt, reflexe de
photographe amateur que je suis oblige, "permettez-vous que je
photographie votre fille ? Je trouve cela insolite… disons que c’est la
première fois que je vois ça", balbutiais-je.
Elle jeta un coup d’œil à sa fille, lui arrangea
une mèche de cheveux rebelle avant de me lancer. "Vous pouvez y aller, si
vous voulez".
Je ne me fis pas prier et pris deux ou trois poses,
tandis qu’elle se tournait son regard à côté pour ne pas être vue. Je
m’attendais à ce qu’elle me dise par après " Voyons un peu comme ma fille
apparait dans la photo ”. Mais elle n’en fit rien.
Elles descendirent à la station Newslands, tenant
sa fillette par l’épaule. Sans se retourner vers moi. Fait étonnant, c’est la
fillette qui me sourit furtivement, comme si elle ne voulait pas que sa mère la
voie. Signe qu’elle
n’avait rien perdu de ma conversation avec sa mère.
Je voulus me
remettre à lire mon livre mais ne pouvais me concentrer, étonné de ce que je
venais de voir et me demandant sans cesse: " mais où va ce
monde ?"
Tandis que le train quittait
Newsland et poursuivait son trajet vers Muizenberg, je réfléchissais sur l’ampleur
du crime dans ce pays ou pourtant le nombre de policiers est des plus élevé. Et
pourtant, chaque jour, ainsi que les révèlent les statistiques les plus sérieuses,
50 personnes sont tuées. Un pays qui n’est pas en période de guerre mais en
paix. Je pris aussitôt
mon téléphone pour appeler mes enfants afin de m’enquérir de leur sécurité. "
Dans ce pays, on ne sait jamais…" soupirais-je lorsque le téléphone
sonnait a l’autre bout du fil.
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