vendredi 2 mai 2014

Quand il n’y a personne à l’autre bout du fil





" Venons 2 kité L’shi. Ds 2 hr donc, Charlie."


Le sms envoyé, Tito fixa son portable jusqu’à ce que s’y affiche le "message  reçu " traditionnel. Il jeta alors un dernier regard sur l’aéroport de Luano qu’il quittait après une courte escale en provenance de Kinshasa.  


De son hublot, il ne lui était pas difficile de s’apercevoir qu’en cinq ans d’absence, beaucoup de choses n’avaient pas  changées : la même peinture blanche sur les murs, les mêmes bâtiments, et les mêmes hangars aux tôles ondulées bordant l’aéroport où lui et sa famille s’abritèrent peu avant de quitter la ville.  


Au décollage, il éteignit son téléphone et attacha sa ceinture selon les directives du commandant de bord  avant de renverser son dos sur le dossier de son siège.


"Plus que deux heures de vol et je serai à Jobourg ! ", murmura-t-il, après un coup d’œil à sa montre.


Alors que le Boeing 737 de SAA survolait la cheminée de l’ex- Gécamines, il sentit à quel point tout ici lui rappelait son passé. En l’espace de quelques instants, il était partagé entre la  mélancolie et la joie de revoir les lieux.


C’est ici même, à l’hôpital Sendwe, qu’il vint à la vie voici 25 ans. Né d’un père mineur à la Gécamines et d’une mère enseignante. L’école primaire et secondaire, c’était ici qu’il les fit, au Collège Imara. Douze années de joie et de rêve. Quand arrivèrent les années de crise économique, la Gécamines se défit de milliers d’ouvriers dont son père. Une galère de trois ans prit fin lorsqu’il trouva un travail de chauffeur de bus sur la route Lubumbashi-Likasi.

Cet homme qui fréquenta le petit séminaire catholique durant son enfance ne cessait de répéter  à son fils ces paroles : "dans la vie, seulement  trois choses importent: crains Dieu, respecte tes parents, et ne néglige pas l’école. Ne l’oublies pas, si tu tiens à réussir ta vie et à ne pas avoir des problèmes avec d’autres".

Tito a tenté, tant bien que mal, à en faire le socle de sa vie. Il s’est beaucoup attaché à ses parents jusqu’à ce qu’un accident tragique sur la route de Likasi n’emporte son père, par un jour de pluie. L’année même où il terminait ses études secondaires.

Dépêché par sa famille sur place afin d’identifier le corps, ce fut un choc pour le jeune homme de voir que toutes les victimes, vingt au total, avaient été dépouillé de tous leurs biens  par on ne sait pas qui: montres, bijoux, passeports, lunettes, bagages, argent, etc. ! Les corps sans vie des victimes étaient déplacés loin du site d’accident, laissant une trainée de sang sur une distance d’environ 10 mètres. A la tristesse consécutive au décès de son père s’ajouta l’indignation de ces actes vils.

Autre moment de déchirement pour le jeune homme dans cette ville, "la chasse des Kasaïens" initiée par un groupe extrémiste local, qui intervint peu après la mort de son père. Sur papier il était originaire du Kasaï, au centre de la RD Congo, mais c’est ici qu’il a menée toute sa vie. Du Kasaï, il ne connait presque rien. Mais les circonstances lui ont rappelé à ses dépens que cela ne suffisait pas. C’est in extremis que sa famille eut la vie sauve, lorsqu’un responsable militaire local, pris de pitié pour les orphelins de père qu’ils étaient, les mit dans un avion militaire en partance pour Kinshasa. Partis précipitamment comme beaucoup d’autres, ils laissèrent derrière eux le peu de biens qu’ils avaient acquis sur place. Et des souvenirs aussi.
 

Kinshasa, la capitale du pays, ce n’était pas seulement un saut vers l’inconnu pour eux. En comparaison avec Lubumbashi, c’était aussi une ville immense, la chaleur, le bruit, les moustiques, une morale relâchée, apprendre une autre langue, des nouvelles habitudes.

C’est ainsi qu’à 19 ans, sa vie changea du tout au tout. Très vite, il lui fallait apprendre à combler le vide créé par la disparition de son père. Plus beaucoup de promenade ni passer de longues heures avec ses amis. Sa place était à la maison : aider ses deux jeunes sœurs  et son frère cadet à faire leurs devoirs scolaires, repasser leurs habits, donner des cours supplémentaires pour payer ses frais académiques, veiller à ce que ses sœurs et son frère ne soient entrainés par la vie effrénée de la capitale congolaise. Pendant les vacances, il travaillait comme taximan. C’est ainsi que, bon an mal an, au prix de sacrifices énormes, il acheva ses études d’économie à l’Université de Kinshasa au bout de cinq ans.





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Plus l’avion s’élevait et que disparaissait Lubumbashi sous les nuages, plus il eut l’impression de laisser une partie de lui-même derrière et de faire un autre saut vers l’inconnu, vers Johannesburg. En Afrique du Sud, il va falloir vivre dans un autre pays, apprendre une autre langue et certainement apprendre de nouvelles habitudes.


"Tiens, tiens, comme la vie est un éternel recommencement ! " dit-il.


Le stress d’aller vers une terre inconnue était atténué par le fait qu’il se savait attendu par son cousin Charles, 30 ans. Au moment où la plupart de Kasaïens fuyaient la ville à cause des menaces extrémistes, ils ont pris chacun une direction opposée. Tito et sa famille se sont rendus à Kinshasa.  Quant à Charles et Prisca sa femme, ils  ont préféré demander l’asile en Afrique du Sud. Depuis cinq ans, il s’est établi à Johannesburg et y travaille dans une entreprise d’ingénierie civile.


Il y a deux ans que Tito a fait part à son cousin de son désir de vouloir poursuivre sa formation en Europe une fois ses études d’économie terminées à l’UNIKIN (Université de Kinshasa) . Son cousin Charles lui suggéra par contre  de rester sur le continent Noir et tenter sa chance en Afrique du Sud. "Ainsi tu serais proche de la famille au pays", lui avait-il dit, ce qui parut pratique au jeune homme. Pendant deux ans il a travaillé dans la soirée et les jours de repos comme chauffeur pour se faire quelques économies afin de supporter ses études  au pays de Mandela.

 

Il était encore perdu dans ses pensées que déjà le pilote amorçait la descente sur l’aéroport international A R Tambo de Johannesburg. Jetant son regard en bas, il fut impressionné par l’urbanisme du quartier Benoni qui avoisine l’aéroport. Du coup, il eut un avant- goût de ce qui l’attendait : un pays en tout point différent du sien.

Une fois débarqué de l’avion, il s’attendait à rencontrer Charles comme convenu, mais il n’en fit rien. Il se rabattit sur le téléphone mais aucun de ses dizaines d’appels passaient. Même les messages sms ne parvenaient plus à son destinataire. Surpris et déçu, Tito résolut de s’asseoir sur l’un des sièges de velours rouge disponibles dans la salle d’attente.

Une heure passée et  autant de tentatives vaines de joindre son cousin dont le téléphone semblait être fermé. Tous les passagers du vol QL 1756 de SAA Airways avaient terminé les formalités d’arrivée et quitté l’aéroport à présent. Sauf lui.

C’était le troisième policier sud-africain dans son traditionnel uniforme bleu avec un gilet pare-balles. Comme les autres, il lui demande ce qu’il attendait là. Ensuite son passeport et visa. Et, comme s’ils s’étaient passé le message, il le toise de la tête aux pieds, avant de disparaitre. L'historique du téléphone lui-même témoignait de ses nombreuses tentatives de joindre son cousin. Maintenant ce ne sont plus les policiers qui viennent vers lui, des fonctionnaires en civil s’y sont mis aussi.

Débarqué de l’avion à 18h00, il était à présent 20h00 et le jeune homme, après avoir envoyé un énième message qui n’arrivait pas non plus à destination et tenté des appels qui ne passaient pas, décida d’éteindre son téléphone.

C'est alors que l’un des policiers qui l’avaient interrogé auparavant revint vers lui. Après l’avoir de nouveau écouté, il lui confia sur un ton presque de confidence: " Mon petit, laisse-moi te dire la vérité : quand celui qui devrait t’attendre ne répond pas au téléphone, c'est que soit  il n’est plus en vie ou qu'il ne veut pas simplement répondre !" 

 Il s'en alla comme il était venu, laissant le jeune homme pensif.

(A suivre : "Bonjour Jobourg !")